Jean-Claude Juncker au sujet des élections italiennes, de la crise financière, de sa présidence de l'Eurogroupe, d'un socle de droits sociaux minimaux en Europe et du renforcement de l'UEM

Agence Europe: Faut-il interpréter le résultat des élections italiennes comme le refus des Italiens de la politique économique préconisée au niveau européen?

Jean-Claude Juncker: Il y a une bonne dose d'amertume européenne dans le vote des Italiens. Ceci dit, il ne faut pas croire que les seuls enjeux de la campagne italienne auraient été ceux qui concerneraient de plus près la politique européenne. M. Grillo a fait campagne contre l'euro, oui, mais surtout contre le comportement de la classe politique traditionnelle. M. Berlusconi a agité le spectre d'allègements fiscaux que je trouve... osés. Il y a aussi des éléments nationaux internes à l'ltalie. Il est très difficile d'identifier, entre ces éléments, celui qui aurait entraîné la conviction des Italiens.

Agence Europe: L'incertitude sur la continuité des réformes nuit-elle à la zone euro?

Jean-Claude Juncker: Je voudrais voir d'ici quelques semaines si le nouveau gouvernement italien, celui sorti des négociations entre les partis, appliquera - oui ou non - les mesures sur lesquelles nous nous étions mis d'accord, et l'Eurogroupe et l'ltalie. Le fait que nous devions nous poser cette question démontre qu'il y a un nouvel élément d'incertitude qui s'est glissé dans le système européen. Je voudrais que l'ltalie lève le plus rapidement possible tous les doutes. Parce qu'il n'est pas concevable d'admettre que l'ltalie, du jour au lendemain, change radicalement de politique et ajoute du déficit au déficit et de la dette à la dette.

Agence Europe: Quelle est l'urgence: lever l'incertitude en Italie ou le sauvetage financier de Chypre?

Jean-Claude Juncker: Dissociables, les deux éléments sont d'une importance égale. II faudra trouver rapidement une réponse aux problèmes posés par Chypre et l'ltalie doit nous rassurer sur ses intentions à moyen terme.

Agence Europe: Le problème chypriote est-il suffisamment pris au sérieux?

Jean-Claude Juncker: Si un pays comme Chypre, tout minuscule qu'il soit, est devant des problèmes insurmontables, il faudra bien considérer que ces problèmes nécessitent la même attention que les problèmes grec ou irlandais ou portugais. Si un Etat membre de la zone euro a des problèmes du type, de la nature et du volume des problèmes chypriotes, alors il faut considérer qu'il s'agit d'un cas systémique. Tout problème majeur dans un pays de la zone euro constitue, s'il n'est pas résolu, un problème systémique parce que comportant un fort potentiel de contagion.

Agence Europe: Les banques chypriotes ont grandement souffert de la restructuration de la dette grecque. La participation des détenteurs privés de titres grecs (PSI) était-elle une erreur?

Jean-Claude Juncker: L'implication du secteur privé dans la résolution du problème bancaire grec a, sans doute, produit des effets peu positifs sur la situation chypriote. Cela ne nous conduira pas nécessairement à ficeler différemment un paquet de sauvetage pour Chypre mais je voudrais que l'on se souvienne de l'impact de la solution grecque sur la situation de l'île. [Sur le PSI] Nous aurions été mieux inspirés si nous ne nous étions pas lancés les bras ouverts et les yeux fermés dans cette solution.

Agence Europe: Pour rendre viable la dette chypriote, les déposants doivent-ils être mis à contribution?

Jean-Claude Juncker: Le FMI et un certain nombre d'États membres mettent l'accent sur la nécessité de garantir la soutenabilité de la dette chypriote. C'est un critère essentiel pour tout mécanisme de sauvetage. Quant à l'implication des déposants, il ne faudrait pas aborder ce problème les yeux fermés.

Agence Europe: Un accord sur le sauvetage chypriote est-il toujours possible en mars?

Jean-Claude Juncker: Le nouveau président de l'Eurogroupe a raison d'insister sur la nécessité de trouver une solution dans le courant du mois de mars.

Agence Europe: Quels efforts Athènes doit-elle encore fournir?

Jean-Claude Juncker: Les autorités grecques doivent prouver, à chaque instant, que le programme grec est en bonne voie. Si un soupçon de déraillement apparaît, il faudra examiner, avec les autorités grecques, la façon d’y remédier. Le programme grec évolue dans la bonne direction, celle que nous lui avions assignée.

Agence Europe: En 2011, la 'troika' aurait offert à la Grèce une sortie de la zone euro. Est-ce la vérité?

Jean-Claude Juncker: Je me suis toujours opposé avec virulence à un tel scénario qui finalement n'a pas été retenu. Cette hypothèse n'a jamais été un vrai sujet au sens où la question est formulée. J'ai dit, à chaque réunion, qu'il fallait mettre un terme à ces spéculations consistant à envisager un retrait de la Grèce de la zone euro. Un tel bavardage était hautement nocif et il le fut. Quand le scénario d'un 'Grexit' a disparu de la table, les choses se sont beaucoup améliorées. La Grèce a payé un lourd prix à cause de ces bavardages irresponsables.

Agence Europe: Avec le recul, l'Eurogroupe aurait-il pu et dû faire quelque chose autrement?

Jean-Claude Juncker: Nous avons entouré nos décisions, parfois très rapides parfois insuffisamment, par l'évocation en public de solutions qui ne pouvaient pas aboutir, comme par exemple un 'Grexit'. C'est une faute que l'Eurogroupe n'a pas commise mais que certains ont commise.

Agence Europe: Pourquoi appliquer, partout en même temps, un policy mix qui plombe la croissance?

Jean-Claude Juncker: Remplacer la consolidation et la rigueur par le dérapage et par une politique exclusivement orientée sur la croissance est un leurre. Si l'élargissement des déficits publics et l'augmentation de la dette publique étaient la garantie pour produire de la croissance, nous le saurions depuis des décennies! Il est empiriquement établi qu'un pays fortement endetté est incapable d'assurer une croissance pérenne. Cela ne s'est jamais vu. L'économie japonaise avance-t-elle au galop alors que son endettement est de 125% du PIB? Non. Les Etats-Unis d'Amérique, qui augmentent d'année en année le poids de la dette publique, donnent-ils l'impression que leur économie serait durablement retournée sur le chemin de la croissance? Non. Si tous les pays, avant la crise, avaient fait en sorte d'équilibrer leurs finances publiques, ils disposeraient des marges de manoeuvre pour contrebalancer les effets néfastes de la récession. Ceci dit, il faudra réfléchir, dans le cadre d'une meilleure coordination économique, au dosage idéal entre politiques de rigueur et de croissance. Il faudra mieux cibler les mesures d'économie pour ne pas heurter la reprise.

Agence Europe: L'Allemagne en fait-elle assez pour la croissance dans la zone euro?

Jean-Claude Juncker: Le partage des devoirs devrait être mieux articulé. Les Allemands produisent des résultats en termes d'emploi, de croissance et d'exportation, qui sont, de loin, meilleurs que les résultats cumulés de tous les autres. Mais il est très difficile de leur expliquer qu'ils doivent changer de politique. Des progrès sont possibles mais ne demandez pas aux Allemands de renoncer aux clés de leur succès. Je porte sur l'Allemagne un regard nuancé car il y a énormément de travailleurs précaires dans ce pays qui, payés à temps plein, ont besoin d'aides sociales pour arriver à boucler leur fin de mois. Il y a aussi des zones d'ombre en Allemagne.

Agence Europe: Procéder à une dévaluation interne, notamment à travers la réduction des coûts du travail, est-il l'unique moyen pour les pays en difficulté de retrouver leur compétitivité?

Jean-Claude Juncker: La dévaluation globale externe n'est plus possible sous le régime de la monnaie unique. Les pays ne peuvent pas échapper à une certaine dose de dévaluation interne. Je ne vois pas d'autres moyens. La meilleure façon de lutter contre ces déséquilibres est de bien cibler les réformes structurelles à mettre en place.

Agence Europe: La signature de contrats entre un État membre et la Commission européenne, assortis d'une possible aide financière, ne correspond-elle pas à une sorte de 'bail-out light'?

Jean-Claude Juncker: Non. Je ne suis pas un défenseur acharné de l'idée de conclure de tels contrats. L'avantage que j'y vois est une meilleure appropriation nationale des politiques menées. A condition que les parlements nationaux soient étroitement associés. Les règles (6 pack, 2 pack...) en place devraient suffire pour aboutir au même résultat. Mais, si cela aide à donner aux réformes une célérité accrue, je ne dis pas non.

Agence Europe: Quels droits précis devraient former un socle européen de droits sociaux minimaux?

Jean-Claude Juncker: Cette idée est une exigence que je porte depuis des années suite à la mise en place du marché intérieur. Si on élimine tout pour établir un champ de compétitivité qui ne connaisse pas trop de différences, les différentiels sociaux gagnent en importance. On le remarque aujourd'hui puisque la dévaluation n'est plus possible. Je voudrais, par exemple, que nous nous mettions d'accord sur le principe d'un salaire social minimum. Sans pousser l'aberration jusqu'à dire que les niveaux de salaire social minimum doivent être les mêmes partout. Vingt-et-un Etats membres, dont onze pays dans la zone euro, disposent d'un tel instrument. Il faudra le généraliser. Sinon, tout discours sur le modèle social européen n'est que littérature.

En décembre, j'étais parmi ceux au Conseil européen qui voulaient faire figurer la dimension sociale de l'Union économique et monétaire dans les conclusions. Si nous avions évoqué ces considérations dans le détail, nous n'aurions très probablement pas vu figurer cette dimension dans les conclusions du Conseil européen. M. Van Rompuy devra faire en sorte que cela ne reste pas une référence vidée de son contenu. Nos amis britanniques, et d'autres, auront probablement du mal à accepter que, si l'Europe ne veut pas seulement être une zone de libre-échange, il doit y avoir une politique sociale conséquente.

Agence Europe: L'extension du mandat de la BCE fait-elle partie du sujet du renforcement de I'UEM?

Jean-Claude Juncker: Je ne vois pas les conditions réunies pour que nous puissions convaincre tout le monde de la nécessité d'élargir le mandat de la BCE. Pendant de longues années nous resterons avec un système qui reconnaîtra, à la BCE, comme premier objectif la stabilité des prix. La FED américaine, la Banque d'Angleterre connaissent d'autres objectifs: la croissance, la lutte contre le chômage. Mais le pacte fondateur du traité de Maastricht l'avait, à bon escient, exclu. Cela étant, le traité de Maastricht est plus subtil qu'on le croit. Selon ce traité, la BCE contribue à réaliser les objectifs de I'UE. Figurent parmi les objectifs de I'UE le plein emploi, le modèle social, auxquels la réalisation de son premier objectif de stabilité des prix ne s'oppose pas.

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