Le Premier ministre, président de l'Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, invité de l'émission "Internationales" sur TV5 Monde

Xavier Lambrechts: Bienvenu à tous. L’invité d’ «Internationales» ce dimanche, Jean-Claude Juncker. Bonsoir.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir.

Xavier Lambrechts: Monsieur Juncker, vous êtes le Premier ministre luxembourgeois, président de l’Eurogroupe, la réunion des 17 ministres des Finances de la zone euro. Merci d’avoir accepté notre invitation ici dans les studios d’RTL à Luxembourg.

Vous êtes, Monsieur Juncker, au coeur de l’actualité européenne. L’Union européenne qui multiplie les réunions pour sauver la Grèce de la faillite. Un pays de 11 millions d’habitants qui a une dette de 350 milliards d’Euros, 110 milliards de prêts accordés en 2010, sans doute à nouveau 110 milliards décidés dans les prochains jours.

Est-ce la seule solution? Le sauvetage de la monnaie unique, l’euro, est-il à ce prix? Après la Grèce, un effet domino peut-il emporter d’autres pays, comme l’Espagne, l’Italie, la Belgique, voir la France, pourquoi pas?

Pour connaître vos réponses à ces questions, et pour vous interroger avec moi, Bruno Daroux de Radio France International et Philippe Ricard du journal Le Monde.

Alors, justement pour lancer notre débat, Monsieur Juncker, un rappel en deux minutes de ce risque de contagion de cette crise grecque; de la méfiance aussi des marchés vis-à-vis d’autres pays de la zone euro. Une crise qui pèse de plus en plus lourd, et qui passe de plus en plus mal dans la population grecque, soumise à une cure d’austérité sans précédent. Un rappel avec Guillaume Couderc.

Reportage de Guillaume Couderc:

Les Grecs, mobilisés comme jamais. Devant leur parlement, ils dénoncent le plan d’austérité drastique du gouvernement: hausse des impôts, baisse des dépenses publiques, privatisations en série.

Manifestant à Athènes (O-Toun): Cette politique est une impasse. Comme vous pouvez le voir, personne ne veut de ces mesures. Il faudra de nouvelles élections. Le gouvernement commet une grave erreur.

Guillaume Couderc: Pourtant, le pays est au bord de la faillite. Écrasé sous le poids de sa dette publique, celle-ci atteint les 350 milliards d’euros, 152% du PIB. Désormais, la Grèce vit sous perfusions de l’Union européenne, et des bailleurs de fonds internationaux – des partenaires prêts à fournir une aide supplémentaire en échange d’un vote par les députés grecs d’un nouveau plan d’austérité. À Bruxelles, le Premier ministre Papandréou s’est engagé à aller jusqu’au bout.

Georges Papandréou (O-Toun): Le peuple grec a montré sa détermination à toute épreuve. Il fait beaucoup d’efforts, c’est un combat pour notre peuple, pour la Grèce, pour notre pays. Mais c’est aussi un combat pour la monnaie unique et pour une Europe commune.

Guillaume Couderc: En effet, la crise grecque menace de se propager au reste de la zone euro. Car d’autres États membres sont, eux aussi fragilisés par une dette publique galopante. En tête l’Italie, où la dette représente 120% du PIB, l’Irlande avec 114%, la Belgique 97%, ou encore le Portugal 91%. Mais il y a aussi les banques, françaises et allemandes surtout. Celles-ci détiennent 38 milliards d’euros de dettes souveraines grecques. En clair, une faillite de la Grèce provoquerait la panique des marchés, et un séisme dans la zone euro, une catastrophe financière qui pourrait même toucher les États-Unis.

Ben Bernanke (O-Toun): Je pense que les Européens ont conscience de la nécessité absolue de résoudre la crise grecque. S’ils échouent à trouver une solution, non seulement le système financier européen sera menacé, mais aussi le système financier global, et l’unité politique de l’Europe.

Guillaume Couderc: Pour regagner la confiance des marchés, les États européens multiplient les plans d’austérité, au risque d’entraver la croissance et de provoquer de graves troubles sociaux. En Grèce, les syndicats appellent pour mardi prochain à une grève générale.

Xavier Lambrechts: Alors, Monsieur Juncker, donc grève générale en Grèce la semaine prochaine. Le vote du plan d’austérité par le parlement grec probablement mercredi ou jeudi. Si le Premier ministre Papandréou parvient à convaincre les députés socialistes de voter ce plan, 110 milliards de prêts en 2010, peut-être 110 milliards aussi dans les prochains mois et prochaines années. Vous avez la certitude, Jean-Claude Juncker, que ce sera suffisant, que la Grèce va éviter la faillite?

Jean-Claude Juncker: La Grèce a prouvé sur les 12 mois écoulés qu’elle est capable d’accomplir plus que des gestes d’assainissement, mais d’entamer un réel programme de consolidation des finances publiques. Elle a réduit de beaucoup son déficit, mais l’effort ne fût pas suffisant.

Le gouvernement grec vient de proposer au parlement grec un nouveau programme qu’on ne peut pas autrement qualifier que d’austérité prononcée [interrompu]

Xavier Lambrechts: 28 milliards d’euros d’austérité, plus 50 milliards d’euros privatisation.

Jean-Claude Juncker: Encore 6 milliards cette année-ci, et sur l’ensemble des trois années à venir 28,7 milliards, plus 50 milliards de privatisations. C’est donc un programme solide.

Il nous faudra organiser l’intersection entre la solidité, apport à garantir par nos amis grecs, et la solidarité, effort qui devra être le nôtre. Et si ce programme est appliqué, la dette publique grecque apparaîtra comme ayant été soutenable, et le problème aura été résolu.

Mais il est essentiel que le gouvernement grec, que le parlement grec, et que le peuple grec applique le programme dans tous ces aspects.

Bruno Daroux: Alors, Monsieur Juncker, certains critiques disent en fait, voilà, il y a eu un premier prêt de 110 milliards, là on s’apprête à faire un nouveau prêt. La situation de la Grèce un an plus tard reste très détériorée économiquement. Donc, le premier plan n’a pas produit beaucoup d’effet. Résultat des courses, on refait le même scénario, on refait un deuxième prêt, sans aucune certitude de ce qui va se passer. Qu’est-ce que vous répondez à ces critiques?

Jean-Claude Juncker: Je répondrais que dans ce monde ultracompliqué et surglobalisé, les certitudes simples n’existent plus.

Il faut voir que la Grèce a fait beaucoup d’efforts de consolidation. Mais il faut voir aussi que la récession en Grèce était plus prononcée que nous ne l’avions pensée, que les recettes fiscales n’ont pas atteint le niveau qu’elles auraient atteint, si la récession de l’économie hellénique n’avait pas été aussi prononcée.

Et donc, le nouveau programme tiendra compte des expériences qui ont été faites avec le premier programme. Et comme cet élément de privatisation vient s’ajouter au programme, tout a été fait pour ne pas sanctionner exclusivement les citoyens grecs, et surtout les plus modestes entre les citoyens grecs. L’élément privatisation, à mes yeux, est très important.

Philippe Ricard: Vous partez du principe que ce grand programme d’austérité sera accepté, approuvé par les parlementaires grecs. Or, la majorité quand même socialiste de Georges Papandréou est extrêmement faible. On sent bien qu’elle est également très sensible aux arguments des gens qui manifestent contre l’austérité dans la rue.

Est-ce que vous êtes sûr de ce vote? Et que se passe-t-il, si jamais le vote est négatif, contre le plan d’austérité?

Jean-Claude Juncker: La question ne se pose pas, le parlement grec devra approuver les programmes et les éléments du programme sur lesquels la Grèce s’est mise d’accord avec l’Union européenne, avec la Commission, avec la Banque centrale et le Fonds monétaire international. Tout devra être fait pour faire en sorte que le vote du parlement grec soit positif.

Nous appelons à l’opposition grecque de joindre ce grand effort national. Nous insistons sur la nécessité qu’il y a de prouver vers l’extérieur que, oui, consensus interne à la Grèce il y a. Mais je pars de l’idée, du principe que le programme sera voté jeudi soir.

Xavier Lambrechts: Il pourrait y avoir un vote d’Union nationale – vous croyez encore à cette hypothèse en Grèce?

Jean-Claude Juncker: Je n’y crois pas trop, mais les différents acteurs grecs devraient savoir que le monde regarde la Grèce, que l’Europe a l’oeil rivé sur la Grèce. Il est assez surprenant de voir que nous engageons nos moyens financiers, si j’ose dire, alors qu’en Grèce même les deux principales forces politiques n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un minimum de cohésion nationale.

Bruno Daroux: Alors, pour revenir sur les programmes d’aides, qui sont donc en deux volets, une aide d’un côté, et en contrepartie l’adoption de mesures d’austérité très strictes.

Certains disent, ça ne fait qu’aggraver la situation, puisque ça tue la croissance, et donc finalement ce n’est pas ça qui va permettre de retrouver la confiance, faire repartir la croissance. Et ils disent donc, on va remettre ça une fois. Qu’est-ce que vous dites, et ce qu’en pensent les milliers de Grecs aussi, qui manifestent dans la rue?

Jean-Claude Juncker: C’est une vraie question, et j’ai beaucoup, je n’ose pas dire de sympathies, pour ne pas adopter un profil rhétorique condescendant, mais je comprends les soucis de ces Grecs, qui en fait n’y sont pour rien, et qui sont lourdement sanctionnés par les politiques qui sont mis en oeuvre.

Mais lorsqu’un pays est en état de quasi-faillite, lorsqu’un pays accumule année après année les déficits, sans avoir une croissance qui pourrait sous-tendre les avancées sociales que la Grèce s’est permises – les salaires grecs, depuis 1999 jusqu’à aujourd’hui, ont augmenté de 106%, alors que l’économie ne connaissait aucune croissance, qui aurait justifié ces augmentations salariales. Si donc un pays se trouve dans cette situation, il doit faire des économies.

On ne peut pas considérer que la croissance reviendrait sous forme de générations spontanées, parce que Dieu, ou quelqu’un d’autre, aurait un moment de faiblesse, et considérerait qu’il faudrait [interrompu]

Bruno Daroux: Maintenant, on est en train de tuer, d’aggraver la situation, de tuer la croissance dans l’oeuf. Mais il y a un débat sur le timing aussi [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Il n’y a pas de consolidation budgétaire sans un impact négatif de court terme sur la croissance économique.

Et pour le reste, je suis d’accord avec vous et avec des millions de Grecs qui disent, il faut tout de même aussi ne pas perdre de vue la nécessité qu’il y a de relancer, d’animer, de dynamiser la croissance grecque

J’ai proposé, il y a quelques jours, de revoir les règles qui font que, lorsque la Grèce reçoit des moyens financiers, des fonds structurels, elle doit financer à raison de 50%. Pourquoi obliger un État, qui en fait n’a plus rien, de cofinancer avec des moyens qu’il n’a pas, des programmes d’investissement et d’infrastructures [interrompu]

Xavier Lambrechts: C’est vrai que l’Union européenne va injecter de l’argent, on a parlé d’un milliard là tout de suite, mais sans demander la quote-part grecque.

Jean-Claude Juncker: Il est vrai que nous ne serions pas à une aberration près. Mais il est aberrant de demander à un pays qui a une situation de déficit lourd, et un nouvel endettement incroyablement élevé, de cofinancer, comme elle le faisait d’antan, les projets d’infrastructure.

Or, ces programmes alimentés par les fonds structurels européens permettraient de donner les moyens de la croissance à la Grèce, que la Grèce elle-même n’a pas.

Xavier Lambrechts: Vous avez parlé de l’augmentation des salaires. Il y a d’autres éléments dans l’économie grecque ces dernières années, qui posent problèmes.

Par exemple, les gouvernements successifs, on sait, ont présenté des faux bilans. Beaucoup de Grecs, et surtout les plus riches – il faut rappeler que les armateurs grecs ne paient pas d’impôts, c’est inscrit dans la constitution grecque. Il y a une évasion fiscale énorme.

Et Didier Reynders, qui est ministre belge des Finances, a dit il y a quelques jours que tout le monde savait cela depuis dix ans. Alors, est-ce que l’Union européenne savait que la Grèce trichait? Et pourquoi on n’a rien fait?

Jean-Claude Juncker: On ne savait pas que les chiffres grecs posaient problèmes à ce point-là. Nous avons souvent, pendant trois ou quatre années, discuté, virilement et mâlement, avec les ministres des Finances grecs à l’Eurogroupe, mais nous n’arrivions pas à tout contrôler.

Mais indépendamment de cet aspect statistique des choses, qui ne se reproduira pas, parce qu’on a changé les règles, et on a augmenté les moyens de contrôle d’Eurostat, qui est l’office statistique de l’Union européenne; indépendamment de tout cela, la vérité est que les Grecs les plus riches, les plus fortunés, d’après moi, ne participent pas d’une façon exemplaire au sauvetage de la Grèce.

Je crois que le problème n’est pas seulement d’ordre budgétaire. Le problème en Grèce est aussi un problème d’État. Le problème consiste aussi dans le fait que l’administration grecque ne fonctionne pas, ne respire pas, ne bouge pas comme les administrations dans nos pays respectifs.

Xavier Lambrechts: Il est important de le dire, on ne l’a pas beaucoup entendu.

Jean-Claude Juncker: Je ne fais que d’insister sur ce fait que la capacité administrative grecque doit être corrigée vers le haut, doit s’améliorer notablement. Parce que la Grèce est un pays pour lequel j’ai beaucoup d’amour, mais qui ne fonctionne pas comme les autres pays.

Xavier Lambrechts: Certains Grecs, d’autres, sont pas loin coupables aussi de cet état des faits?

Jean-Claude Juncker: Je crois que l’explication qui a fait que la Grèce se trouve aujourd’hui dans la situation déplorable, dans laquelle elle se trouve, doit être recherchée sur un axe de temps qui va en arrière de plusieurs décennies.

Philippe Ricard: Je voudrais savoir ce que vous pensez de la façon dont la zone euro et l’Union européenne ont quand même géré cette crise.

On sent beaucoup de tiraillements, quand ce n’est pas de franches divergences. Le dernier sujet en date, c’était la restructuration de la dette grecque et la participation du secteur bancaire. C’était quand même assez violent entre la Banque centrale européenne, l’Allemagne et la France. Beaucoup de confusion.

Les États-Unis nous ont critiqués largement la semaine dernière pour dire qu’il n’y avait pas assez d’unité, qu’on changeait de cap, etc.

Quel est votre bilan, alors qu’on est encore en pleine gestion de crise?

Jean-Claude Juncker: J’accepte les apports de langage que l’administration américaine peut livrer. Mais il faut tout de même rappeler à nos amis américains que le niveau de déficit et le niveau de dettes publiques sont plus élevés aux États-Unis que sur la zone euro. Donc il faudrait tout de même tempérer un peu les critiques américaines.

Deux, nous vivons en démocratie. Nous sommes en face d’une crise que nous n’avons jamais connue. Et c’est la première fois que dans une union monétaire – nous sommes la seule union monétaire qui existe sur la planète – il y ait un pays qui se trouve en état de quasi-faillite. Comment gérer ces choses-là, alors qu’on n’a aucune expérience avec ce genre de phénomène?

La Banque centrale européenne est indépendante – je dois tout de même à la vérité de dire que nous savions qu’elle était indépendante – et que donc la Banque prenne d’autres options, et qu’elle les rende publiques que certains gouvernements, me paraît tout à fait normal.

Mais nous avons trouvé, lorsqu’il s’agit de la participation du secteur financier, un terrain d’entente, en disant que cette participation devrait être volontaire, et non pas contrainte, et qu’elle devrait apporter un certain volume qui nous permettra d’alléger le fardeau pour le contribuable grec et européen. Je crois donc, que là nous sommes maintenant sur une bonne piste.

Xavier Lambrechts: Parce qu’on a quand même l’impression que les banques, ils vont [inaudible]. Il y a une espèce de réticence des banques à mettre la main au pot, si j’ose dire. Est-ce que vous comprenez cette réticence? Est-ce que tout le monde ne devrait pas partager?

Jean-Claude Juncker: Nous sommes confrontés à un réel problème d’équité fiscale et sociale.

Les gens, les citoyens ont l’impression que l’irrationalité des marchés financiers nous a conduits au bord de l’abîme, que le contribuable maintenant, après avoir sauvé les banques – ce qui n’est pas exactement exact, mais tout de même c’est une impression ambiante - le contribuable maintenant doit sauver les conséquences d’une autre série d’erreurs qui ont été commises par les banques.

Xavier Lambrechts: C’est l’austérité pour les contribuables et non pour les banques?

Jean-Claude Juncker: Je comprends tout cela, mais je ne peux pas donner entièrement raison à ce courant de l’opinion publique, parce que je sais par ailleurs que les choses sont autrement plus compliquées.

Mais j’insiste sur la nécessité qu’il y a de voir le secteur bancaire d’une façon volontaire et non contrainte participer à cet effort. C’est dans l’intérêt, d’ailleurs, de l’image des banques. Et l’image des banquiers n’est pas excellente.

Xavier Lambrechts: Et on va dans ce sens-là?

Jean-Claude Juncker: Nous verrons aujourd’hui en huit, lorsque je présiderai l’Eurogroupe le dimanche 3 juillet, quel aura été le volume des contributions volontaires du secteur privé qui ont pu être rassemblées. Et nous en tirerons toutes les conséquences.

Philippe Ricard: On a le sentiment quand même qu’avec cette confusion, cette forme d’inertie des pôles politiques, de pilotage de la zone euro, malgré tout ce qui a été fait on a toujours un temps de retard quand même sur les marchés, et que notamment ces marchés continuent de tabler sur une restructuration de la dette grecque. Vous pensez que le plan qui va [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Lorsque vous demandez une contribution du secteur privé, vous n’êtes pas en retard sur les marchés financiers, mais vous êtes très en avance sur les marchés financiers, parce que cela ne correspondait à leur niveau d’attente.

Pour le reste, il faut avouer que notre communication, ni celle de la Banque centrale européenne, ni celle de l’Eurogroupe, ni la mienne propre aurait été optimale. Elle ne le fut pas. Et la communication optimale n’existe pas dans une zone monétaire qui elle n’est pas optimale.

Bruno Daroux: Vous avez dit tout à l’heure qu’effectivement la Banque centrale européenne est indépendante. Est-ce que ce n’est pas un peu le problème? Et est-ce qu’il ne faudrait pas, certains commentateurs et économistes le disent, en fait c’est à la Banque centrale européenne de changer de stratégie, notamment en dévaluant l’euro pour le ramener à un taux plus réaliste autour de 1,15 euro, à quelque chose près, ou en desserrant, en faisant baisser les taux d’intérêt grecs, ce qui permettrait d’avoir des effets positifs?

Jean-Claude Juncker: Écoutez, la Grèce est un pays qui n’exporte pas. La Grèce n’est pas un grand pays industriel, dont l’essor et le bonheur dépendraient du volume de ses exportations. Les exportations grecques sont très faibles. Si la Banque centrale agissait sur le taux de change – ce qu’elle ne peut pas faire en un tour de main, les taux de change ne se décrètent pas – cela ne serait d’aucun apport pour faciliter la solution de la crise grecque. Je crois donc que cette piste est une erreur.

Bruno Daroux: Et l’intervention sur les taux d’intérêt grecs pour faire baisser ces taux d’intérêts, ce qui serait donc favorable pour le remboursement de la dette?

Jean-Claude Juncker: Intervenir du côté européen sur le niveau des taux d’intérêt grecs est une idée qu’il ne faudrait pas exclure à tout jamais, et dont l’examen dépendra de l’adoption par le parlement grec du programme d’austérité, et de la réaction des différents autres acteurs, Fonds monétaire international et Eurogroupe.

Je ne lancerais aucune spéculation sur le niveau des taux d’intérêt grecs. Mais j’accepte que là se pose un vrai problème.

Xavier Lambrechts: Jean-Claude Juncker, il reste une minute avant la pause. Est-ce qu’on n’a pas mis la charrue avant les boeufs en Europe? Est-ce qu’on n’a pas créé, on entend souvent dire, une monnaie avant de faire une politique économique commune, avant d’avoir une gouvernance, et même, je dirais, un fédéralisme politique? Est-ce que vous êtes d’accord avec cette analyse? Est-ce que vous êtes favorable à ce fédéralisme?

Jean-Claude Juncker: Je n’aime pas le terme «fédéralisme», mais je suis très favorable à une intégration accrue de l’Union européenne, y compris au niveau de ce qu’il est convenu d’appeler le gouvernement économique. J’ai plaidé pour le gouvernement économique en 1991, ensemble avec Pierre Bérégovoy et le ministre belge d’alors, Philippe Maystadt. Cette idée n’a pas trouvé grâce aux yeux de ceux qui aujourd’hui ne cessent de réclamer une meilleure gouvernance économique en Europe.

Xavier Lambrechts: On va parler de ces gouvernances économiques et du fédéralisme tout de suite après la pause. On se retrouve dans trois minutes. À tout de suite.

[Téléjournal]

Xavier Lambrechts: Deuxième partie d’ «Internationales». On retrouve notre invité Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois, président de l’Eurogroupe.

Alors, on parlait de fédéralisme européen, en tout cas de tendre vers ce fédéralisme, peut-être de ce que vous en pensiez. On va parler aussi – peut-être une des idées fédéralistes par excellence qu’on pourrait mettre en pratique très rapidement – des euro-obligations.

Philippe Ricard: Vous êtes favorable, il me semble, à l’émission de dettes communes pour les pays de la zone euro. C’est une idée qui est fort peu consensuelle à ce stade, notamment en Allemagne. Mais est-ce qu’il ne faudra pas très vite mettre en place ce genre de dispositif? Surtout si cet été, il y a un défaut de la Grèce?

Jean-Claude Juncker: J’avais proposé l’introduction d’euro-obligations au mois de décembre, ensemble avec mon collègue, ministre des Finances italien. Allemands, Néerlandais, d’autres ont immédiatement rejeté cette idée, avant en fait de l’avoir examinée en détail [interrompu]

Xavier Lambrechts: Monsieur Juncker, les euro-obligations, ce n’est pas un bon du trésor français, mais ce serait un bon du trésor européen.

Jean-Claude Juncker: Oui, ce serait un bon du Trésor européen qui serait émis sur une partie de la dette publique des différents États membres. Les 60 premiers pourcentages, si j’ose dire, seraient couverts par un taux d’intérêt unique, le reste des dettes nationales étant financées nationalement. Et nous connaîtrions une situation où il y aurait des taux d’intérêt différentiés d’un pays à l’autre sur la deuxième partie de la dette publique, qui n’aurait pas été couverte par les euro-obligations.

Xavier Lambrechts: Ce serait un vrai progrès?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je ne vais pas davantage élaborer cette idée, parce que le moment actuel n’y est pas propice. Nous avons déjà à faire avec des éléments de confusion tels [interrompu]

Bruno Daroux: Ce sont, juste pour rester là-dessus, quand même les Allemands avec les Néerlandais. Pourquoi les Allemands sont opposés à ce plan des euro-obligations?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas le porte-parole du gouvernement allemand. J’ai proposé à mes collègues mes idées. Certains ont aimé, certains sont en train de découvrir d’ailleurs les charmes de cette idée. Mais d’autres n’en veulent [interrompu]

Bruno Daroux: Mais ils vous ont livré des arguments, notamment?

Jean-Claude Juncker: Oui, les Allemands, dont je ne suis pas le porte-parole, ont fait valoir que l’intégration européenne n’était pas suffisamment solide en termes de fédéralisme, et que l’on ne pourrait pas le faire. Il faudrait, disaient-ils, un autre type d’Europe, une Europe plus intégrée, une Europe qui prendrait sur elle davantage de responsabilités pour que nous puissions aboutir à un moment où euro-obligations il pourrait y avoir.

Mais c’était dans la conception erronée que toutes les dettes publiques européennes et nationales seraient couvertes par des euro-obligations. Je ne développe pas l’idée, je n’insiste pas sur l’idée, parce qu’il y a tant de confusion dans les marchés, que si maintenant je ma lançais dans l’explication des mérites de cette idée hivernale, que j’ai eue [interrompu]

Xavier Lambrechts: [inaudible] vous étiez prudent sur les euro-obligations. Et une autre idée qui était lancée ces derniers temps, c’est celle de créer un poste de ministre des Finances européen. Est-ce que vous êtes favorable à cette idée?

Jean-Claude Juncker: C’est une idée qui fût lancée par Jean-Claude Trichet, lors de la remise du prix Charlemagne.

L’idée est que l’Europe devrait se doter d’une autorité budgétaire qui serait située au niveau central, et qui pourrait intervenir en cas de dérapage au niveau des budgets nationaux. Une telle démarche [interrompu]

Xavier Lambrechts: C’est insupportable pour beaucoup de pays?

Jean-Claude Juncker: Enfin oui, il n’est pas anormal tout de même que dans une union monétaire nous considérions que nos politiques budgétaires doivent être d’un intérêt commun, doivent respecter le Pacte de stabilité et de croissance, tel qu’il fût reformulé, que donc il pourrait y avoir une autorité centrale [interrompu]

Xavier Lambrechts: Vous allez dire qu’on est à la croisée des chemins, parce que toutes les solutions passent par plus d’intégration et [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Ces solutions demandent, en tant que prémisse, un approfondissement d’une intégration européenne. Je préfère un président de Banque centrale qui propose plus d’Europe, à un président de Banque centrale qui en proposerait moins.

Nous avons suffisamment d’acteurs politiques en Europe qui voudraient moins d’Europe. Alors, je suis du côté de ceux qui veulent plus.

Xavier Lambrechts: Est-ce que la situation, Monsieur Juncker, aujourd’hui en 2011 ce n’est pas historique pour l’Europe? Si l’Europe ne saisit pas la perche que lui tend la limite les marchés, paradoxalement, est-ce qu’on ne passerait pas à côté d’une occasion historique?

Jean-Claude Juncker: Si nous arrivons à apporter à la crise grecque une bonne réponse; si nous arrivons à convaincre les marchés que l’euro n’est pas en crise – parce qu’il n’est pas en crise – que nous avons des crises d’endettements dans certains pays membres de la zone euro; si nous arrivons à convaincre nos opinions publiques que grâce à l’euro nous avons survécu – c’est le cas de dire – à la crise d’une façon qui n’aurait pas été la nôtre sans l’euro, je suis convaincu qu’à la fin de la crise, qui n’est pas seulement financière et économique, mais qui est aussi sociale, et qui risque de devenir une crise de système, nous verrons une Europe largement renforcée par rapport à aujourd’hui.

Je crois que nous avons le choix entre un affaissement de l’Europe, qui causera des préjudices énormes aux générations montantes, ou un raffermissement de l’Europe, et une intégration davantage et plus méticuleusement articulée que celle que nous avons à l’heure actuelle. L’Europe à la fin de la crise sera plus forte que maintenant.

Philippe Ricard: Depuis le déclenchement de cette crise, ça fait bientôt 18 mois, il y a quand même eu certains de chantiers ouverts, notamment pour renforcer le Pacte de stabilité et de croissance, auquel vous y faisiez référence.

Vous avez l’impression que les États qui mettent en place finalement une sorte de gouvernement économique, un peu comme dans l’esprit que ce que vous aviez lancé il y a quelques années effectivement, vous pensez que les États vont vraiment vouloir jouer le jeu de ce gouvernement économique?

Jean-Claude Juncker: Ils n’auront pas d’autre choix. Je crois que tous les gouvernements finalement ont bien compris que, si leur pays avait été seul, avait été laissé seul aux prises avec cette énorme crise économique et financière, tous, et tous les pays y auraient perdu.

Et donc, je crois que cette idée simple, qu’il faut plus d’Europe pour en fait donner plus de muscles à nos États membres nationaux respectifs, a fait son chemin, et que les dirigeants européens à la fin de la crise seront devenus plus européens. J’en suis convaincu.

Bruno Daroux: Mais concrètement, parce qu’il y a aussi un problème, vous l’avez dit, de communication, il faut mieux montrer l’Europe, et puis on revient au débat éternel, entre est-ce que l’Europe est une zone de libre-échange, ou est-ce qu’on fait plus d’Europe, c’est un peu à nouveau ce débat, qui se pose [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Ce vieux débat.

Bruno Daroux: Ce vieux débat, cet éternel débat. Comment, concrètement, faire que, à la sortie de cette crise il y ait plus d’Europe? Parce qu’on dit plus de gouvernement économique, mais enfin ça veut dire quoi concrètement?

Jean-Claude Juncker: La politique commence par l’observation de la réalité. Si j’observe la réalité, qu’est-ce que je constate? Je constate que depuis le déclenchement de la crise, il y a eu un énorme effort de mise en place cohérente de politiques européennes. Nous avons lancé des programmes de relance. Au moment où la demande privée n’existait plus, nous l’avons remplacée par la demande publique.

C’est la première fois dans l’histoire économique de l’Europe que tous les pays, non seulement de la zone euro, mais de l’Union européenne en tant que telle, ont appliqué exactement la même politique, mais ont coordonné leurs actions nationales avec les gouvernements voisins.

Nous avons mis en place des nouvelles règles en matière de stabilité budgétaire. Nous avons, en matière de régulation, posé un certain nombre de principes qu’il aurait été impossible de poser avant la crise financière qui est partie, rappelons-le, des États-Unis et non pas de l’Europe.

Donc, déjà nous avons fait plus d’Europe sans dire que nous faisions plus d’Europe. Et nous l’avons fait avec les traités existants.

Je prétends que, même lorsqu’un traité est imparfait, et le traité de Lisbonne est imparfait comme le furent tous les traités européens, les résultats politiques peuvent être parfaits, si la volonté politique de ceux qui ont pour mission de les appliquer est, elle, parfaite.

Xavier Lambrechts: Jean-Claude Juncker, beaucoup de personnes dans différents États membres parient sur une disparition de l’euro dans les 5 ans. Marine Le Pen, par exemple, qui est candidate à la présidentielle en France, et qui navigue dans les sondages entre 20% et 22%, est favorable au retour au franc français.

Qu'est-ce que vous, en tant que patron de l’Eurogroupe, vous diriez pour défendre l’euro devant les téléspectateurs, les auditeurs qui nous regardent?

Jean-Claude Juncker: Un, je dirais que l’euro d’abord n’est pas menacé quant à son existence.

Deux, je dirais que l’euro existera encore lorsque plus personne ne se souviendra de Madame Le Pen.

Et trois, je dirais que ce serait pour les Français, et surtout pour les plus modestes entre les Français, un scénario de catastrophe. Parce que si on introduisait un nouveau franc français, cette devise évidemment déprécierait immédiatement par rapport à l’euro. Le PIB français connaîtrait [interrompu]

Xavier Lambrechts: [inaudible] propose une parité, nouveau franc français égal à un euro.

Jean-Claude Juncker: Oui, mais ce n’est pas elle qui décide.

Il y aurait dans cette hypothèse 16 États membres dans la zone euro, il y aura toujours une Banque centrale indépendante, et il y aurait des autorités françaises qui quémanderaient un même taux de change auprès des autorités de la zone euro, après avoir constaté que le PIB français aura chuté de je ne sais pas de combien de dizaines de pourcentages. Et après avoir constaté que les salaires auront été très sensiblement réduits, alors qu’elles auraient constaté que l’inflation aurait augmenté.

Ce scénario, sortir la France de la zone euro est dotant la France d’une nouvelle devise, c’est un programme strictement asocial.

Bruno Daroux: Oui enfin, l'argument c'est dire, regardons ce qui se passe en Grande-Bretagne, les Britanniques ont la main-mise sur la monnaie, ont une vraie politique monétaire, font ce qu'ils veulent, dévaluent la livre quand ils veulent et donc ils peuvent mener eux-mêmes leur propre politique monétaire ce qui n'est pas possible dans le cas de l'euro.

Jean-Claude Juncker: Et les Britanniques doivent appliquer des mesures d'austérité, telles que les syndicats britanniques sont en rébellion permanente. Ceux qui gagnent moins bien leur vie au Royaume-Uni que d'autres citoyens anglais sont en train de voir leur niveau de vie être réduit de semaine à semaine.

Bruno Daroux: Donc, vous dites à l'inverse que l'euro a permis d'atténuer la crise par rapport à d'autres pays qui [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Si nous n'avions pas eu l'euro; si la France, l''Allemagne, pour ne pas parler du Luxembourg et la Belgique, seraient restés seuls, mais évidemment la récession aurait frappé ces pays avec une vigueur terrible. Nous sommes sortis assez rapidement, vu l'ampleur de la crise, de cette phase récessive. Nous serions toujours en récession en France, s'il n'y avait pas eu l'euro.

Et celui qui, pour améliorer les conditions de vie de ses concitoyens, veut abandonner l'euro, qui nous a permis de résister, propose un programme qui finalement conduira la France et d'autres pays à la débâcle sociale.

Philippe Ricard: On parlait de Madame Le Pen, mais partout il y a eu une montée des populistes, voire des extrêmes droites. En France notamment c'est très clair, aux Pays-Bas, en Finlande, etc. Vous pensez que ça va jouer un rôle déterminant, ces forces? Notamment quand il faudra ratifier d'ici la fin de l'année les fonds de stabilité permanent, le nouveau plan d'aide é la Grèce, etc. Vous vous faites des soucis? En fait, c’est le repli sur la nation?

Jean-Claude Juncker: La meilleure façon d'apporter une réponse aux populismes ambiants, qui sont constatés partout, n'est pas de répéter ce que les protagonistes de ces approches populistes veulent nous faire dire, mais de dire le contraire, lorsque le contraire doit être dit. Il ne faut pas courir derrière l'électeur. Il faut parfois l'affronter de face.

Et donc, cette façon de faire de la politique en prenant appui sur des sondages, en prenant appui sur les applaudissements spontanés que recueillent les propos populistes, est une mauvaise politique.

Philippe Ricard: C'est un conseil à Madame Merkel que vous donnez là?

Jean-Claude Juncker: C'est urbi et orbi.

Xavier Lambrechts: On parlait de risques de contagion à d'autres pays. Il faut quand même rappeler que la dette de la France atteint pratiquement 85% du PIB. Par tête d'habitant, j'ai calculé, c'est presque égal à la dette par habitant grec. Est-ce que vous êtes serein par rapport à la situation de la France? Pas de panique, je dirais, Paris n'est pas Athènes?

Jean-Claude Juncker: Je crois que la politique française, telle qu'elle est mise en oeuvre, se caractérise par le fait, que le souci de stabilité financière et budgétaire sous-tend tous les efforts politiques que nos observons en France. Je ne vois pas la France menacée. Je crois que les déficits, tout en ayant à l'esprit l'énorme difficulté de la tâche, connaissent un profil en France qui ne fait pas poser sur la France des dangers immédiats.

Xavier Lambrechts: Par exemple, la France, pour parler des agences de notation, est coté AAA. Vous ne voyez pas la notation de la France menacée dans les prochains mois?

Jean-Claude Juncker: Non, enfin, je ne suis pas responsable des agences de notation, mais je ne vois aucun élément dans le paysage politico-économique français qui pourrait justifier une dégradation de la notation française. Nous avons sur la zone euro 6 États membres qui disposent d'une notation AAA. À travers le monde il y a seulement 13 États qui ont une bonité de AAA.

Xavier Lambrechts: Mais justement, sur le travail de ces agences de notation, Monsieur Juncker. Comment est-ce que vous jugez leur travail? Ce sont des agences qui sont financées par les banques? Donc, elles sont juges parties? Elles sont souvent anglo-saxonnes. Comment vous jugez les agences de notation?

Jean-Claude Juncker: Nous sommes en train de déconnecter les activités des agences de notation qui peuvent paraître contradictoires, ou qui donnent lieu à considérer qu'il pourrait y avoir un conflit d'intérêts.

Les agences de notation ont pour objet social d'indiquer à leurs clients si, oui ou non, il serait sage d'investir dans un pays ou dans une entreprise. Elles font leur travail.

Je ne suis pas un grand ami des agences de notation, parce que voici 2 ans, nous avions tous vertement critiqué les agences de notation, pour avoir attribué des certificats de bonité à des produits financiers compliqués et incompréhensibles, qui ont conduit le système financier international au bord de l’abîme. Mais aujourd'hui tout le monde suit les mêmes agences de notation, lorsqu'elles font leurs recommandations.

Mais comme les statuts, notamment de la Banque centrale européenne, sont ainsi faits que la qualité des notations attribuées par les agences de notation influent sur les politiques et les gestes respectifs des autorités monétaires, nous devons bien prendre connaissance du fait que les agences de notation font ce qu'elles font.

Et vous ne pouvez pas, même si vous n'êtes pas une agence de notation, dire que la Grèce est un AAA. Ça ne va pas. Il y avait des constats objectifs auxquels personne, et surtout pas les agences de notation [interrompu]

Bruno Daroux: Les agences de notation ont certes raison de décrire l'état de la Grèce tel qu'il est. Une critique qui leur est faite de dire, lorsque l'économie américaine était dans un état assez catastrophique il y a trois ans, les agences de notation n'ont pas tiré la sonnette d'alarme, donc la il y a eu le soupçon de ne pas accorder toujours les [interrompu]

Jean-Claude Juncker: C'est ce que je viens de dire.

Bruno Daroux: C'est ce que vous venez de dire. Et donc, est-ce que vous êtes favorable, un débat qui est lancé depuis quelque temps, à la mise en place d'une agence de notation européenne?

Jean-Claude Juncker: Je suis en faveur d'une meilleure réglementation des activités des agences de notation. J'ai plaidé il y a 6 mois ou 8 mois la cause de la mise ne place d'une agence de notation européenne.

Mais une chose est de revendiquer une telle création, une autre chose est de réussir sa mise en place. Ce serait très compliqué. Mais je crois qu'il y a de bonnes raisons, pour que l'Europe se dote elle-même d'une agence de notation, qui d'ailleurs [inaudible]

Philippe Ricard: Financée par des fonds publics, Monsieur Juncker?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je ne voudrais pas me prononcer sur le financement, mais il faut savoir que, s’il y avait une agence de notation européenne sur la Grèce, cette agence de notation européenne dirait exactement la même chose que les agences de notation américaines.

Xavier Lambrechts: Quand vous entendez des gens qui disent, les agences de notation sont anglo-saxonnes, et donc elles ont une espèce d'agenda caché qui serait, dans la guerre des monnaies entre le dollar, le yuan chinois et l'euro, d’essayer d'affaiblir a zone euro pour faire exploser la zone euro, et donc que pour le yuan et le dollar peuvent continuer à réglementer le monde. Est-ce que c'est un phantasme?

Jean-Claude Juncker: C'est une rumeur qui n'a pas lieu d'être.

Xavier Lambrechts: C'est la réponse que vous faites?

Jean-Claude Juncker: Oui.

Philippe Ricard: Que pensez-vous de la probable nomination de Madame Lagarde à la tête du Fonds monétaire international? Elle est toujours ministre des Finances en France. C'est si important que ça, d'avoir un Européen à la tête du FMI, d'après la démission de Monsieur Strauss-Kahn?

Jean-Claude Juncker: C'est important d'avoir Madame Lagarde à la tête du Fonds monétaire international, parce qu'elle présente toutes les qualités qu'il faut avoir pour pouvoir diriger, en de bonnes conditions, le Fonds monétaire international.

Nous n'avons pas présenté la candidature de Madame Lagarde comme étant une candidature européenne, parce qu'il est évident que nous ne devons pas faire éternellement preuve d'une belle euro-arrogance, donc européenne, qui ferait que les autres acteurs internationaux n'existeraient pas.

Et la qualité particulière de Madame Lagarde est qu'elle jette tout de même sur le monde un regard qui n'est pas exclusivement européen. Elle voit large, elle connait bien l'Amérique du Nord, elle connaît bien l'Asie, elle connaît bien l'Afrique. Elle sera, comme la fonction l'y invite, non pas une directrice générale européenne, mais une directrice générale très internationale du Fonds monétaire international.

Xavier Lambrechts: Est-ce que la politique du Fonds monétaire internationale n'a pas été modifiée quand même depuis ce départ de Dominique Strauss-Kahn? On a dit que Monsieur Lipsky, qui est le directeur général faisant fonction à l'intérim, parfois il s'exprimait plus en tant qu'Américain qu’en tant que directeur du FMI.

Jean-Claude Juncker: Non, enfin j'ai des contacts oui quotidiens avec le Fonds monétaire international. Je n'ai pas relevé, ni dans les propos de Monsieur Lipsky, ni dans les comportements du Fonds monétaire international des réflexes et des réactions que je n'aurais pas constatés auparavant.

Cette idée, enfin cette phrase vite formulée que Monsieur Lipsky se conduirait comme un Américain et non pas comme le numéro deux du Fonds monétaire international, doit être rejetée. Cela ne correspond pas à une quelconque forme de vérité. Il fait son travail et il le fait bien.

Xavier Lambrechts: Alors, encore un mot sur le rôle des banques dans cette crise européenne. Le fait que l'Italien Mario Draghi, qui sera le futur président de la Banque centrale européenne, soit un ancien vice-président de Goldman Sachs Europe, ça ne vous pose pas un problème? Ce n’est pas un souci, ça?

Jean-Claude Juncker: Cela ne me pose pas de problème, parce que vérification faite, il s'avère que Mario Draghi, qui sera un excellent président de la Banque centrale, n'était jamais responsable pour les relations entre Goldman Sachs et les États. Il s'occupait du seul secteur privé lors de son passage à Goldman Sachs et donc n'était d'aucune façon lié aux affaires qui concernaient les relations entre Goldman Sachs et les États.

Xavier Lambrechts: Donc, ce sera un aussi bon président que Jean-Claude Trichet l'a été?

Jean-Claude Juncker: Oui.

Philippe Ricard: On a vu quand même une Banque centrale européenne parfois prendre quasiment la place de politique avec Monsieur Trichet, notamment dans la gestion de crise. Il est impliqué, il participe à tous les Conseils européens, à toutes les réunions avec vos homologues de la zone euro. Vous croyez que monsieur Draghi sera aussi présent, aussi omniprésent, on pourrait dire?

Jean-Claude Juncker: Oui, j'ai voulu en tant que président de l'Eurogroupe avoir une présence permanente du président de la Banque centrale, bien que le traité dise qu'il peut être invoqué. Je l'ai toujours invité.

Je crois que le dialogue entre la politique monétaire, représentée par le président de la Banque centrale, et la politique économique, représentée par les gouvernements européens, mérite à être un dialogue soutenu. Et donc, il fallait la présence de Jean-Claude Trichet et il faudra la présence de Mario Draghi.

Philippe Ricard: Est-ce qu'il n'y a pas un petit problème d'indépendance quand même, concernant la Banque centrale européenne, quand on voit que la nomination de monsieur Dragi au dernier Conseil européen a été rendu possible par la promesse d'un membre italien du directoire de démissionner avant la fin de l'année, promesse arrachée sous pression des politiques de monsieur Sarkozy, monsieur Van Rompuy et monsieur Berlusconi? Ca ne pose pas un problème d'indépendance?

Jean-Claude Juncker: L'Eurogroupe [interrompu]

Xavier Lambrechts: Parce que les grands pays ne voulaient pas que les Italiens aient deux représentants au directoire de la BCE.

Jean-Claude Juncker: L'Eurogroupe avait proposé la nomination de Monsieur Draghi, sans exiger une quelconque contrepartie dans le chef d'autres représentants italiens. Cette question ne fut jamais évoquée. Mais je suppose que monsieur Berlusconi et monsieur Sarkozy et monsieur Bini Smaghi se sont entretenus de cette question. Je n'ai pas de jugement particulier a y apporter, sauf pour dire qu'il eut été plus élégant si on n'avait pas eu recours à ce genre de, comment on dit ça, de combinazione.

Xavier Lambrechts: D'arrangement?

Jean-Claude Juncker: C'est un meilleur français, oui.

Bruno Daroux: C'est la France qui, si on comprend bien, au dernier moment a fait surgir cette combinazione.

Jean-Claude Juncker: Je ne sais pas. Je crois que le gouvernement italien, au moins, a dû prêter son concours à cette entreprise. Enfin, l'essentiel étant qu’avec Monsieur Mario Draghi nous disposerons d'un président de la Banque centrale qui prouvera qu'il saura gérer la Banque centrale et la politique monétaire avec efficacité et élégance.

Xavier Lambrechts: Il nous reste 2-3 minutes pour parler d'autres questions européennes en commençant par la Croatie qui a reçu un feu vert du dernier sommet de l'Union européenne, donc cette semaine à Bruxelles. A priori, la Croatie devrait devenir le 28e membre de l'Union en juillet 2013. Est-ce que c'est vraiment le moment d'élargir encore l'Europe, alors que c'est aussi toujours l'éternel débat, est-ce qu'il ne faut pas raffermir l'Europe avant de l'élargir?

Jean-Claude Juncker: Oui, mais on ne peut pas, lorsqu'un pays candidat remplit tous les critères, lui fermer la porte sur le nez en disant, nous devons d'abord évacuer un débat de fonds que nous avons tenu entre nous depuis 30 ans et que nous ne sommes pas arrivés à évacuer. La Croatie, vieux pays européen, remplit tous les critères et par conséquent il n'était pas question de refuser l'accession de la Croatie à l'Union européenne.

Bruno Daroux: Mais ça veut dire quand même que, contrairement à ce que disent en ce moment beaucoup de critiques au sein même de l'Union européenne, l'Union européenne reste attractive finalement, puisque certains pays continuent à vouloir la rejoindre.

Jean-Claude Juncker: Il y a un grand nombre de pays qui ont posé leur candidature et qui examinent la question de savoir s'ils doivent poser la candidature. Et nous-mêmes, nous sommes en train d'évaluer les situations des différents États membres candidats ou candidats potentiels. Non, l'Union européenne sur ce continent est perçue comme un ensemble de paix et de solidarité qui la rend très attractive, et nous devrions en être fiers.

Xavier Lambrechts: La question qui est souvent posée quand on parle élargissement, c'est la Turquie. La Turquie aussi a sa place dans l'Union européenne, même si c'est un autre morceau, si j'ose dire, que la Croatie?

Jean-Claude Juncker: C'est un autre problème.

Xavier Lambrechts: Mais vous êtes favorable à l'entrée de la Turquie?

Jean-Claude Juncker: Je suis favorable à ce que nous négocions avec la Turquie, et que nous examinions en fin de piste si, oui ou non, la Turquie aura rempli tous les critères et que nous vérifions d'ici plusieurs années si nous-mêmes, nous pouvons absorber un morceau de ce type, comme vous dites, et si la Turquie elle-même reste toujours convaincue de vouloir à tout prix devenir membre de l’Union européenne.

Xavier Lambrechts: Et dernière question en 30 secondes, une question sur le domaine nucléaire.

Il doit y avoir des tests de résistance après la catastrophe de Fukushima dans toutes les centrales de l'Union européenne. Il y a une centrale à Cattenom, qui est en France, mais qui est située à quelques kilomètres de la frontière luxembourgeoise. Est-ce que vous avez reçu les garanties du gouvernement français que le Luxembourg serait associé à ces tests de résistance?

Jean-Claude Juncker: J'ai eu des entretiens avec le président de la République et le Premier ministre. Et tant monsieur Sarkozy que monsieur Fillon m'ont assuré qu'il y aurait présence d'experts luxembourgeois lors des stress tests et qu'il y aurait une coopération exemplaire entre deux pays voisins et amis.

Xavier Lambrechts: Merci beaucoup. Ce sera le mot de la fin.

Merci de nous avoir suivis et puis à la semaine prochaine pour un nouveau numéro d' «Internationales». Au revoir.

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