"L'Europe au-delà de l'euro". Jean-Claude Juncker dans le cadre de la conférence "L'UEM à la croisée des chemins. La pensée de Pierre Werner et son actualité au XXIe siècle"

Monsieur le président de la Chambre des députés,
Messieurs les présidents des institutions européennes,
Monsieur le ministre d’État honoraire,
Cher Jean-Claude Trichet,
Mesdames et Messieurs les députés,
Excellences,
Chère famille Werner,
Chers amis du CVCE,
Mesdames, Messieurs,

Comme l’a si souvent dit Pierre Werner, l’Europe est un projet plus vaste, plus ambitieux, plus large que le seul marché, qu’il appelait marché commun à l’époque, qui est devenu le marché intérieur. Et il dirait aujourd’hui que l’Europe est un projet plus vaste que le marché unique et que la monnaie unique.

Et c’est vrai! Si l’Europe quitte les avenues ambitieuses qui furent les siennes jusqu’à présent, elle ne sera plus perçue par les générations futures comme un projet pérenne. Si on veut bien voir l’Europe, si on veut mieux comprendre l’Europe, il faut la regarder de l’extérieur. Il faut la regarder avec les yeux des autres, avec les yeux de ceux qui nous observent. Et que nous disent-ils, s’ils nous observent? Ils nous disent: «Voilà, l’Europe, un continent qui a impressionné l’histoire d’une façon qui invite au pessimisme durable par ses conflits mortifères et par les guerres qu’elle a connues, notamment au 20e siècle». L’Europe en guerre et l’Europe aujourd’hui en paix. L’Europe qui a fait pour les jeunes générations de la paix, le cadre normal de nos comportements collectifs.

Si les autres regardent l’Europe, ils découvrent une évidence qui échappe à notre vue. L’Europe est un très petit continent. Le plus petit des continents. Et nous pensons toujours, nous les Européens, être les maîtres du monde. Le dernier siècle qui a vu l’Europe s’ériger en maître du monde, je veux dire les puissances européennes, était le 19e siècle, il ne fut pas particulièrement heureux pour les autres.

L’Europe est un petit continent du point de vue de la géographie. La politique, ce n’est rien d’autre que les résultats additionnés de la géographie et de la démographie. L’Europe est petite, parce que le territoire européen couvre exactement, sans la Russie et sans la Turquie, 5,5 millions de kilomètres carrés. C’est un territoire qui fait 2/3 du Brésil, qui fait la moitié des États-Unis et de la Chine. La seule Russie, elle, compte 17 millions de kilomètres carrés. Nous sommes donc, nous, les Européens au sens classique du terme, un continent faible, à le comparer, du point de vue de l’étendue de sa géographie, aux autres.

J’ai mentionné la démographie. Nous sommes un continent en déclin démographique. Au début du 20e siècle, les Européens représentaient 20% de la population mondiale. Au début du 21e siècle, de notre siècle, les Européens au sens large du terme, les 46 États européens, représentaient 11% de la population mondiale. Et vers le milieu du siècle, nous représenteront 7% de la population mondiale. Et lorsque le 21e siècle se sera transformé en 22e, les Européens représenteront exactement 4% d’une population mondiale qui s’accroîtra jusqu’à dix milliards d’hommes et de femmes.

Nous sommes un continent dont le monde se souvient qu’il était à l’origine des plus terribles des conflits mondiaux, parce que nos conflits ne restèrent jamais européens, ils devinrent rapidement mondiaux. Ils voient ce que nous ne voyons pas, un très petit continent. Ils se rendent compte du fait que le poids démographique de l’Europe se corrigera vers le bas, tout comme retombera à des niveaux aujourd’hui inimaginables, la valeur ajoutée que l’Europe produira, puisque notre part dans le PIB mondial diminuera très, très considérablement. On le voit déjà aujourd’hui puisque 80% de la croissance mondiale naissent hors de l’Union européenne, déjà aujourd’hui. Petit continent que nous sommes, nous sommes en train de perdre en vigueur et en verve économique.

À tout cela, l’Europe a essayé d’apporter des réponses. Elle a su le faire tant que les premières ambitions exerçaient leur force motrice, alors qu’aujourd’hui, très souvent nous assistons à l’affaissement des plus nobles de nos ambitions. L’Europe a pu le faire parce que nous avons su transformer, comme je le disais au début, un continent de guerre en un continent de paix. Alors, si vous comparez l’année 1913, année où Pierre Werner, dont nous commémorons non sans émotion le centenaire de sa naissance, fut né, et l’année 2013, il y a des parallèles qui sautent aux yeux.

L’année 1913 était une année après une époque d’une très grande insouciance. Pour le dire très peu scientifiquement, les Européens ne voyaient rien venir. En 1913 tenaient le haut du pavé ceux qui décrétaient qu’à tout jamais la guerre serait chassée du territoire européen. L’optimisme était béat et grand. En 1913, tout le monde pensait qu’un monde largement globalisé - la globalisation n’est pas un phénomène du 21e siècle, l’économie mondiale était très globalisée à la sortie du 19e siècle - éviterait la guerre. Ceux qui regardaient l’Europe d’alors pensaient que des économies à ce point imbriquées que ne le furent les économies européennes entre elles et avec les États-Unis, et avec la Russie d’alors, éviteraient la guerre à tout jamais. On pensait, comme la plupart des pays européens étaient dirigés par des monarchies, toutes de la bonne famille parce que apparentées, que jamais ces économies imbriquées, ces monarchies familialement organisées, n’oseraient se faire la guerre. En 1914, le pire est arrivé et ce n’était pas la dernière fois qu’un sort terrible et funeste ait frappé l’Europe.

Je mets en garde les analystes superficiels de nos jours devant le danger de l’insouciance. Les démons n’ont pas quitté les territoires européens. Et nous qui pensons que la paix est le cadre normal de nos comportements collectifs, nous oublions avec une rapidité, une célérité impressionnante qu’il y a quinze années on torturait au Kosovo, on emprisonnait au Kosovo, on violait au Kosovo. Le Kosovo n’est pas à l’autre bout du monde, c’est un territoire au cœur de l’Europe. Je mets en garde contre l’insouciance et contre cette volonté inexplicable consistant à vouloir oublier le passé de l’Europe. Il faudra à chaque instant, à chaque élève, à chaque génération, enseigner l’histoire de l’Europe telle qu’elle fut. Si on n’enseigne pas l’Europe, si on n’enseigne pas l’histoire de l’Europe, l’histoire risque de se répéter ailleurs. Même ici, parce qu’il ne faut pas oublier qu’à l’heure où nous sommes, nous pouvons observer 60 conflits guerriers sur l’ensemble de la planète. Pas d’insouciance! L’insouciance est dangereuse.

Nous avons su apporter la bonne réponse aux bouleversements qui se sont produits au centre de l’Europe et à l’est de l’Europe vers la fin des années quatre-vingt du siècle qui fut. La disparition de l’Union soviétique, la renaissance des vieilles nations européennes au centre et à l’est de l’Europe ont chassé de la pensée politique européenne le cadre normal des relations qui s’étaient établies après la Deuxième Guerre mondiale. L’élargissement nous a permis, au prix de mille difficultés aujourd’hui oubliées, de réconcilier l’histoire et la géographie européenne sans avoir recours aux armes. Donc à chaque fois, placée devant de lourds défis, la guerre et la paix, l’élargissement, l’écroulement des pays de l’Est, l’Europe a su formuler la bonne réponse. Je dois dire: «Au plus grand bonheur des peuples!» Parce que le sort des nations européennes ne dépendait plus, si jamais elle en dépendait, de la volonté nationale. Le sort de bien des nations européennes, y compris de la nôtre, au cours de plusieurs siècles dépendait de la volonté des autres. Aujourd’hui le sort des nations européennes relève de la coarchitecture alors qu’auparavant, nous dépendions, les Luxembourgeois, les Hongrois, les Tchèques, les Slovaques, les Slovènes, les pays baltes de la volonté d’un autre. C’est un énorme progrès en termes de civilisation européenne que d’être arrivés à ce stade que le continent n’a jamais connu auparavant.

Je vous ai dit que les cadres de référence disparaissaient après la disparition, l’implosion de l’Union soviétique. Après la chute du mur de Berlin nous avons pu constater en Europe et à la périphérie immédiate de l’Europe la naissance de vingt-sept nouveaux États. Vingt-sept sujets de droit international supplémentaires. On n’avait plus de cadre de référence et voilà l’émergence de vingt-sept nouveaux acteurs. Je vous pose la question: «Si l’Union européenne n’avait pas existé, quelle eut été la surface d’insertion pour ceux qui venaient de découvrir, je dois dire du jour au lendemain, la démocratie, ses valeurs, ses principes, mais aussi ses difficultés. Sans la préexistence de l’Union européenne, rien n’aurait été possible sur ce continent. Si nous mesurons les risques qu’auraient fait encourir à l’ensemble du continent ces nouvelles souverainetés nationales qui auraient eu tendance à se diriger les unes contre les autres, alors grâce à l’existence de l’Union européenne elles ont pu trouver abri dans une atmosphère et dans un système de solidarité qu’était et qu’est l’Union européenne.

Devant les faiblesses économiques qui sont les nôtres, perceptibles pour tout démographe depuis le début des années quatre-vingt, nous avons su ériger le marché intérieur. Nous avons pu mettre sur pied le plus grand marché qui existe sur la planète. Sans marché intérieur, rien n’aurait été possible et nous avons su parachever, si j’ose dire, sans le parachevant d’ailleurs, ce marché intérieur en le couvrant d’une monnaie unique qui sert les entreprises et qui sert les plus que 300 millions d’hommes et de femmes qui vivent sur le territoire de la zone euro. Sans la monnaie unique et sans le marché intérieur, les pays membres de l’Union européenne seraient sans armes devant le matraquage des compétitions qui ont lieu sur l’ensemble de la société internationale.

Nous avons donc su mettre en place un cadre de paix, nous avons su réconcilier l’histoire et la géographie européenne, nous avons su dynamiser l’économie européenne par la mise en place du grand marché et nous avons pu compléter le grand marché par la monnaie unique. Monnaie unique qui en fait remplace en termes de vigueur argumentative les autres faiblesses de l’Europe qui restent. À part la monnaie unique nous avons très peu de choses qui impressionneraient les autres. Oui, la culture européenne impressionne toujours parce qu’elle est impressionnable. Oui, la diversité européenne est large et permet d’alimenter bien des rêves et bien des espoirs, mais en termes, entre guillemets, de combat et en absence d’une véritable diplomatie européenne, il nous reste comme seul argument qui vaille la monnaie unique, ce qui fait, pour le dire avec les mots de Pierre Werner, que la monnaie unique, précisément, n’est pas un projet monétaire ou un simple projet économique, mais un projet, un élan qui vont bien au-delà.

Et pour maintenir en vie cette espérance, pour ne pas perdre l’élan qui fut, nous devons donner des explications et des réponses supplémentaires et éviter un certain nombre de mauvais réflexes qui se sont glissés dans notre costume de réactivité.

Tout d’abord, il faut savoir, bien que cela soit triste, que l’explication qui consiste à dire que l’Europe garantit la paix est perçue par les jeunes générations comme une réponse et une explication qui ne les convainc guère. Aux jeunes, oui, aux jeunes d’aujourd’hui est surtout de demain il faudra expliquer l’Europe en leur enseignant l’histoire, guerre et paix, ça reste une question dramatique du continent européen. Il faut expliquer l’Europe à partir de l’avenir. Si dans cinquante ans, dans un demi-siècle nous serons entre quatre et sept pour cent d’Européens, pourquoi pensez-vous que le moment serait venu de nous recatégoriser en divisions nationales, alors que géographiquement nous ne sommes rien, alors que démographiquement nous ne compterons plus, alors qu’économiquement nous serons plus faibles. L’heure est venue pour dire aux Européens et surtout aux jeunes que si nous voulons garder notre modèle social, qui est finalement le but final de toute politique, nous devons ajouter plus d’Europe là où moins d’Europe nous ferait courir les plus grands risques.

Et donc, il faut, me semble-t-il, réapprendre aux Européens la fierté de l’Europe parce que nous avons su faire des choses que d’autres n’ont pas su faire. Nous avons réalisé de grandes choses qui font que l’admiration du monde nous reste acquise grâce à notre savoir et grâce à la sagesse de ceux qui, revenus des champs de bataille et des camps de concentration, ont transformé cette éternelle prière d’après-guerre «Plus jamais la guerre» en un programme politique qui déploie ses effets bénéfiques jusqu’à ce jour.

Il faut arrêter, si nous voulons garder l’esprit européen de Pierre Werner et de ceux qui nous ont précédés, les explications stériles et stupides. Arrêtons d’expliquer après chaque Conseil européen que nous avons gagné. Enfin, moi, je suis en Europe celui, avec Jacques, qui a assisté au plus grand nombres de Conseils européens. Je reste impressionné de voir des récits sur le déroulement du Conseil européen qui ne correspondent à aucune réalité de séance, aucune. Pour un Premier ministre luxembourgeois, l’affaire est hautement embêtante. Parce que les Luxembourgeois regardent la télé allemande, déjà ils voient un vainqueur. Ils ont regardé la télévision française, l’ancien président de la République, que j’ai récemment visité, avait déjà gagné avant d’entrer en séance. Ils regardent la télévision britannique, ils voient un troisième vainqueur. Ils regardent le programme belge, d’autres vainqueurs. Lorsque moi je fais mon apparition, à sept heures et demie du soir, au journal télévisé luxembourgeois, il y a tant de vainqueurs que les Luxembourgeois sont tous convaincus que moi je fais toujours parti des perdants parce qu’il ne peut pas y avoir autant de vainqueurs que ceux qui se sont présentés devant leur opinion publique nationale.

C’est un réel danger, parce que nous donnons de l’Europe une idée qui ne correspond à aucune forme de réalité. Cessons d’expliquer l’Europe à travers le spectre national. Apprenons aux Européens, et d’abord à nous-mêmes, aux acteurs, aux dirigeants, de lire l’Europe autrement que nous le faisons jusqu’à présent et acceptons les conséquences des décisions qui sont prises par l’Europe. Cessons de rendre l’Europe coupable de tous les maux. Il est tout de même impressionnant de voir que les décisions sont adoptées par le Conseil des ministres, et là où codécision et colégislation il y a par le Parlement européen, nous fêtons les accords parce que nous avons gagné lorsque les accords ont été conclus, et lorsqu’il s’agit d’assumer la responsabilité pour la conséquence des accords dont nous nous sommes félicités, il n’y a plus personne pour revendiquer la paternité des décisions qui ont été prises.

Au moment où l’euro donnait l’impression d’être en difficulté - alors qu’il ne le fut jamais -, nous avions à faire à une crise de l’endettement, de la dette des États européens et non pas à des problèmes de l’euro, mais on n’arrivait plus, lorsque tout allait bien, à compter le nombre des pères de l’euro. Enfin, je me faisais toujours beaucoup de soucis au sujet de la mère de l’euro parce qu’avec tous ces pères qui avaient assisté à la procréation de l’euro, la vie n’a pas dû être très, très reposante... Maintenant, le cortège des pères de l’euro s’est curieusement aminci, mais comme les choses ont commencé à aller mieux, vous allez voir que les pères vont revenir.

Et donc, cessons d’accuser Bruxelles de tous les maux, ne parlons plus, enfin si, il faut en parler puisqu’il y a de la réalité dans ce jugement, de la bureaucratie bruxelloise.

La secrétaire générale de la ville de Paris, femme remarquable puisqu’elle épousait un Luxembourgeois, fonctionnaire du ministère des Finances luxembourgeois, a sous ses ordres plus de fonctionnaires que les Barroso et Van Rompuy de ce monde. La ville de Cologne emploie plus de fonctionnaires que l’Union européenne et donc ne donnons pas l’impression que nous serions dirigés par des fonctionnaires sans âme. Ce n’est pas vrai, les décisions qui sont prises sont politiques et les quelques fonctionnaires qui font mal leur travail n’ont pas de soucis à se faire parce qu’ils ne seront pas remplacés.

Il faut aussi éviter, me semble-t-il, les expressions mégalomanes qui font peur. Lorsque j’étais jeune, je rêvais des États-Unis d’Europe. Je ne parle plus des États-Unis d’Europe parce que c’est une expression qui fait peur. Les Européens ne veulent pas les États-Unis d’Europe. La première loyauté des peuples va vers la nation. Il ne faut pas donner l’impression que l’Union européenne serait en train de s’étatiser, enlevant aux nations toute justification de continuer leur existence. Et finalement, cette expression «États-Unis d’Europe» ne veut pas dire grand-chose. J’ai lu récemment, enfin, le récit d’une anecdote dans un livre français, donc elle doit correspondre à la réalité. Après que le président Pompidou ait lancé l’expression «Union européenne», l’ancien ministre des Affaires étrangères français Michel Jobert - qui fut toujours ailleurs si mes souvenirs sont exacts - demanda à Balladur, qui était secrétaire général de Pompidou: «Le président a parlé d’Union européenne, ça veut dire quoi?» Et Balladur disait: «Rien! C’est ça qui fait son avantage.» Et l’expression «États-Unis d’Europe», si on ne prend pas soin de bien décrire les limites de cette expression, sème la confusion dans les esprits et ne fait pas avancer la construction de l’Europe.

Il y a de nouvelles explications à donner, il y a des réflexes à abandonner, mais il y a aussi des projets à nourrir, des progrès à faire. Jean-Claude Trichet, que je salue amicalement parmi nous, à juste titre, a parlé du nécessaire parachèvement de l’Union économique et monétaire. Nous avons fait des progrès énormes. Je n’ai jamais vécu période, depuis que je fais partie de ce paysage bruxellois, où une telle densité de décisions aurait été accumulée. Nous avons réagi avec célérité, bien que parfois trop lentement, mais à voir le nombre impressionnant des décisions qui furent prises, nous n’avons pas à avoir honte.

Mais il reste des choses à faire. Nous sommes encore loin, trop loin, de la gestion collective et solidaire de la monnaie unique.

Les comportements nationaux se distinguent par le fait que nous pensons toujours, nous, les gouvernements nationaux, que nous évoluons sur un territoire national avec une monnaie nationale et nous n’avons pas pris la mesure de nos engagements que nous avons pris au moment de signer le traité de Maastricht et de le traduire en fait. Aucune décision majeure qui est prise dans un pays membre de la zone euro ne reste sans impact sur les conditions économiques et sociales des voisins dans la zone euro et par conséquent il faudra que nous apprenions à discuter entre nous d’une façon ex ante les grandes décisions, notamment en matière de réformes structurelles, que les différents gouvernements de la zone euro sont amenés à prendre.

Il est évident que l’Union bancaire ayant un jour définitivement vu le jour, que les systèmes que nous avons mis en place, le mécanisme européen de stabilité, fournira comme pourvoyeur de fonds, si j’ose dire, pour recapitaliser les banques. Il est évident que nous avons besoin en Europe d’un Fonds de résolution bancaire, difficile à mettre en place parce que les espoirs des uns sont contrés par l’amertume des autres. Mettre en place des instruments de solidarité reste une entreprise politique très difficile. Il est évident qu’il faudra que nous mettions en place un mécanisme, un système européen de garantie de dépôts, sinon l’Union économique et monétaire sera incapable de résister, comme elle devra le faire, aux chocs asymétriques qui viennent de l’extérieur où au désordre interne que nous n’aurons pas pu juguler.

Il faudra que nous prenions soin du modèle social européen, lourdement contesté par d’autres sur d’autres continents. Rappelez-vous la campagne électorale présidentielle américaine où les uns et les autres, à part Obama, expliquaient qu’ils voulaient tout faire pour que les États-Unis ne deviennent pas une deuxième Europe, parce qu’en Europe nos réflexes collectifs seraient d’inspiration mauvaise et qu’il faudrait que l’Europe se développe le long des lignes empiriques des États-Unis. Le modèle social européen, qui repose sur le marché et qui repose sur l’encadrement social du marché, a des jours difficiles devant lui si nous ne le plaidons pas avec conviction auprès des autres. Il faudra que nous prouvions, à nous-mêmes et aux autres, que le modèle social européen permet une croissance durable non inflationniste, fertile en emplois. Il faudra mettre un terme, me semble-t-il, à ce discours qui voudrait que le plus aveugle seraient les politiques d’austérité, le plus porteuses de succès, elles pourraient l’être. Moi je suis pour la rigueur, pour l’orthodoxie budgétaire, pour le respect des règles, nous devons respecter nos règles parce que nous n’avons pas de gouvernement central, donc il nous faut des règles centrales autour desquelles nos politiques doivent graviter. Mais cessons de donner l’impression que l’austérité aveugle qui mène à l’aveuglement de ses auteurs et qui mène à la misère des principales victimes n’est pas le seul message que nous pouvons avoir. Il faut dire et redire qu’on ne combat pas les déficits par l’accumulation d’autres déficits, qu’on ne combat pas la dette publique en l’augmentant, qu’il faut des réformes structurelles qui à moyen terme permettront aux peuples et au pays de respirer et d’espérer. Mais ne donnons pas l’impression que toutes nos politiques, dont certaines sont sans bornes et sans gêne, seraient les bonnes politiques. Il faut de la rigueur ciblée qui ne perd pas de vue les nécessités auxquelles nous appelle la reprise économique.

Oui, l’Europe a une monnaie, mais l’Europe n’a pas de diplomatie qui mérite le nom. Nous donnons l’impression aux autres, lorsqu’il s’agit de politique extérieure, que nous nous voyons séparément alors que les autres voudraient nous voir ensemble. D’ailleurs, les autres nous voient plus souvent ensemble que nous-mêmes, qui voulons être séparés, nous nous voyons ensemble. Il faudra donc que nous donnons du tonus à l’action diplomatique de l’Europe. Aujourd’hui elle est tâtonnante, elle consiste dans une intersection peu vertueuse des non ambitions de différents États membres de l’Union européenne, alors qu’il faudrait que vers l’extérieur nous fassions état d’une même volonté politique européenne, y compris et surtout, en matière de politique étrangère. Nous impressionnerions le monde et nous-mêmes si au Conseil de sécurité des Nations unies nous étions représentés par un seul siège. Nous qui expliquons toujours aux autres que nous sommes grands, adultes, que nous sommes renversés par les progrès de maturité que nous accumulons, à New York, autour de la table mondiale, nous sommes assis avec plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité qui sont européens, parfois un membre non permanent s’y ajoute, comme… Jean-Claude, ça tu ne le sais pas, que le Luxembourg est membre du Conseil de sécurité depuis le 1er janvier. Le président Hollande nous a proposé de nous laisser une parcelle de son véto, mais ça ne servira pas à grand chose.

Non, il faudrait que l’Europe soit représentée par un seul représentant au sein du Conseil de sécurité. Tout comme d’ailleurs les États membres de la zone euro gagneraient en visibilité et en crédibilité si la zone euro se faisait représenter par un seul siège au niveau des organisations financières internationales.

Moi je plaide, ensemble avec Jean-Claude et avec Jacques d’ailleurs, depuis des années, la reconcentration des représentations nationales à Washington en les emmenant à accepter l’idée que la zone euro devrait être représentée par un seul siège. Nous sommes, si nous additionnons les actions que les différents États membres de la zone euro détiennent, le premier actionnaire du Fonds monétaire international, le premier actionnaire. D’ailleurs, d’après les statuts du Fonds, le siège du Fonds monétaire international devrait être déplacé de Washington à Francfort. J’espère que cela ne se produira jamais parce que les sessions d’automne du Fonds monétaire international ont toujours lieu à Washington, c’est l’Indian Summer, je ne voudrais pas échanger l’octobre washingtonien contre un octobre francfortois. Donc, en dépit du fait que nous serions visiblement le plus grand actionnaire, je voudrais tout de même que nous continuions à nous réunir à Washington. Mais un siège unique au niveau du Fonds monétaire international, un siège unique au niveau du G7, un siège unique pour la zone euro au niveau du G20, cela donnerait tout de même une visibilité à la zone, traduirait une volonté commune de représenter l’Europe, ses intérêts et ses ambitions. Avec Jean-Claude, j’ai assisté au moins à une vingtaine de réunion du G7. Le ballet des chaises est inimaginable. Un moment Jean-Claude est là, un autre moment je suis là, on invite la Commission à venir, alors moi je dois partir, je devais partir, parce que l’Europe n’est pas unie. Il y a les Allemands, il y a les Français, les Britanniques, les Italiens et puis il y a l’Eurogroupe. Ça ne marchera plus! Les autres ont l’impression que nous ne sommes pas sérieux et voudraient que l’Europe parle d’une même voix et soit représentée par un seul représentant. Je peux le dire avec d’autant plus de conviction, de crédibilité que moi, n’étant plus président de l’Eurogroupe, je ne serai pas celui qui représentera l’Europe, et comme j’ai toujours fait peur aux Allemands et aux Français, j’espère que la vacance, que la « sedivacance » que j’ai laissée à l’Eurogroupe, leur permettra de retrouver les couleurs. Il faut cesser ce petit jeu de chaises musicales à Washington et ailleurs, il faudra que l’Europe parle d’une même voix.

Pourquoi est-ce que l’Europe, qui n’a pas de diplomatie, n’a pas d’armée? Mais l’Europe n’a pas d’armée parce qu’elle n’a pas de diplomatie! Il faudra non seulement que nous additionnons nos efforts militaires, mais que nous intégrions nos efforts militaires. Donc, je voudrais que d’ici quelques décennies l’Europe se dote d’une véritable force armée parce qu’en fait, en Europe, il y a seulement deux armées: l’armée française et l’armée britannique. Les autres n’existent pas, ne sont pas déployables. Et donc, si on arrivait à joindre les efforts en dotant l’Union européenne d’une armée, ce qui présupposera que nous nous soyons dotés d’objectifs diplomatiques et d’un système de mode de révision de nos objectifs diplomatiques - cela se ferait -, personne au monde - sauf les Européens - ne serait étonné par cette façon de rassembler nos énergies pour mieux peser sur le cours des choses.

Et puis il faudra, bien que je n’en sois pas un adepte trop inspiré, que nous adaptions nos institutions. Je mets en garde tous ceux qui voudraient changer de traité tous les six mois, ça n’ira pas. Ça rend nerveux les hommes politiques et d’abord les peuples d’Europe. Mais si nous exigeons une légitimité démocratique accrue, une meilleure légitimité démocratique, ce qu’[a dit] Jean-Claude lorsqu’il a fait ses propositions ambitieuses en fin de discours, comme nous n’arriverons pas rapidement à transformer le Conseil des ministres en deuxième chambre et comme nous n’arriverons pas à doter le Parlement européen de tous les pouvoirs dont le Parlement, en fait, devrait être en possession, il faudra rehausser la légitimité démocratique de la Commission. Pourquoi est-ce que les pays, au moment des élections européennes n’éliraient pas leur commissaire, au lieu de le faire désigner par les gouvernements? Le suffrage universel est plus fiable que les caprices de nominations gouvernementales. Je vois bien le problème parce que les Premiers ministres, considérant que des commissaires ont… enfin, en France, le commissaire français aurait la même légitimité que le président de la République, pour vous dire pourquoi ça n’ira pas, mais cela devrait pouvoir se faire. Au lieu de critiquer la Commission, de critiquer l’absence de légitimité démocratique dans le chef de la Commission, il faudra lui donner la démocratie que confère le suffrage universel.

Bref, j’arrête ma causerie parce que j’ai dépassé le temps qui m’était alloué, sauf pour dire qu’il me semblerait que l’Europe, tout comme Pierre Werner l’a toujours imaginée, doit être animée d’une seule volonté, doit avoir une monnaie, doit avoir une diplomatie, doit avoir un modèle social, bref, doit avoir une ambition dont je sais que sa mise en application mérite patience et détermination. Cette patience et cette détermination dont ont besoin les grandes ambitions et les longues distances.

Merci.

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