Monsieur le président Kellenberger de la Fondation,
Monsieur le président de la Confédération, mon cher ami Pascal,
Monsieur le président du conseil d’État,
Monsieur le Syndic,
Monsieur le Vice-Premier ministre honoraire du Luxembourg et ancien ministre des Affaires étrangères, Monsieur Poos, qui me fait l’amitié de m’accompagner lors de cette cérémonie, qui a lieu à un endroit et dans une ville et dans les murs d’une université qu’il connaît bien,
Excellences,
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais attribuer une deuxième remarque à celui qui porte le nom de votre fondation, que je n’ai pas connu. Je n’ai jamais rencontré Jean Monnet. Lorsqu’il a vécu à Luxembourg, je n’étais pas né.
Je ne voudrais pas parler de l’Europe comme si l’Europe n’englobait pas la Suisse. Je suis un des derniers amis du Conseil de l’Europe, parce que je crois que c’est une institution qui a bien servi l’Europe. Et la Suisse, dans l’enceinte de cette institution, a joué un très grand rôle. C’est là finalement où les retrouvailles entre l’Histoire et la géographie européennes ont pu se concrétiser, avant que certains de ceux qui se sont libérés du joug communiste n’avaient eu l’idée de devenir membres de l’Union européenne aussi rapidement qu’ils ne le sont devenus. C’est là où est née la nouvelle pensée européenne, gravitant autour de la noblesse des idées, portant sur les droits de l’Homme, c’est là où la liberté européenne d’après-guerre a connu sa véritable éclosion, c’est là où les plus grands esprits de l’Europe ont investi le meilleur de leur force.
Mais nous, les Européens, nous n’en sommes pas fiers, comme nous ne sommes pas fiers des autres performances de l’Europe. Regardez cette Europe, ce continent européen malheureux, si souvent déchiré, si souvent martyrisé, si souvent torturé, si souvent blessé dans ce qui aurait pu être la plus noble de ses vertus, passer de la logique de guerre à une logique de paix. Regardez cette Europe, ce continent européen qui se caractérisa par le fait que sur 400 années, tous les 15 ans nous avions eu une guerre entre les Allemands et les Français et dont nous Luxembourgeois très souvent nous faisions les frais, parce que nous réservions à ces stupidités les terrains d’affrontement dont ils avaient besoin; cette Europe qui s’est su départager, s’éloigner de ces démons du passé pour organiser la paix entre nous.
Je ne comprends pas, à vrai dire, cette attitude larmoyante européenne qui s’apitoie sur elle-même, alors que les autres parties de la planète entière nous admirent. Quelle joie j’éprouve chaque fois d’être Européen lorsque je descends d’un avion en Asie ou en Afrique. Voilà des yeux éblouis, des mots de tendresse qui vous accueillent parce que vous êtes Européen, parce que vous êtes porteur d’un grand message, qui est un message de civilisation et de pacification. Il faut être fier de ceux qui étaient les pères de l’Europe, les pères fondateurs de l’Europe, d’avoir su faire la paix. Il faut être fier de nos parents.
Les hommes et les femmes de ma génération considèrent toujours que l’Histoire de l’humanité a commencé avec notre naissance. C’est un peu court comme pensée historique. Non, regardez ceux qui sont revenus des camps de concentration et des champs de bataille en 1945 dans leurs villes et villages détruits et qui pour la toute première fois dans l’Histoire continentale ont fait de cette éternelle phrase d’après-guerre "plus jamais la guerre" un programme politique. Et qui ont jusqu’à ce jour, jour après jour, pas par pas, étape par étape, traité par traité, directive par directive, règlement par règlement, traduit en réalité ce programme politique qu’ils n’ont pas voulu laisser au stade de prière universelle, mais de programme multisectoriel.
Ce n’est pas ma génération qui a fait l’Europe. C’est la génération des hommes et des femmes qui ont connu la guerre, qui ont voulu faire l’Europe, ce qui fait de nous les modeste héritiers d’une grande volonté qui fut celle de la génération de guerre. Prenez mon père, qui, parce que né en 1924 et relevant de cette génération sacrifiée des jeunes Luxembourgeois qui étaient nés entre 1920 et 1927, était recruté de force, enrôlé de force dans l’armée allemande pour combattre son propre pays. Vous les Suisses vous n’avez pas vécu ça, vous n’avez jamais dû prendre les armes contre votre propre pays. A chaque fois que je réfléchis à la différence lorsqu’il s’agit de l’Europe, à la différence sentimentale dans l’approche de l’Europe, me vient à l’idée cette terrible tragédie de la famille de mon père, dont la mère, donc ma grand-mère, a vu partir le même jour 5 des ses fils dans l’armée allemande en Russie, en Yougoslavie, en Slovénie, en Croatie. La Suisse n’était pas concernée par ce drame de guerre qui fut pour nous un drame de famille ressenti dans la biographie de chaque famille luxembourgeoise, ce qui explique jusqu’à ce jour pourquoi nous savons pertinemment bien qu’il ne saurait y avoir d’autre option pour l’Europe que son intégration chaque jour davantage structurée.
Nous les Européens nous ne sommes plus fiers de rien, ni de la paix, ni du fait d’avoir laissé la guerre derrière nous. Nous ne sommes plus capables de goûter au plaisir du marché intérieur, qui inclut d’ailleurs la Suisse, après tant de difficultés, mais tout de même. Nous n’aimons plus cette idée de voir les accords de Schengen englober même ceux qui a priori n’en voulaient pas toujours. Je me dis souvent lorsque j’en ai mare avec l’Europe et enfin tout le reste, qu’il faudrait réintroduire pour 6 mois les frontières, les frontières entre le Luxembourg et la Belgique, les frontières entre le Luxembourg et l’Allemagne. J’ai connu lorsque j’étais jeune, ces longues files qui ne rapprochaient pas mais qui éloignèrent plutôt les peuples que de les rassembler.
Nous ne sommes pas fiers de l’Euro. Nous en Europe et vous en Suisse, que serions-nous aujourd’hui au niveau des 16 pays qui ont fusionné leurs monnaies nationales pour avoir une monnaie unique. Sans l’Euro, que serions-nous devenus au moment des crises financières latino-américaine, russe, asiatique. Que serions nous devenus au moment de la guerre de l’Irak où l’Europe s’est partagée en deux divisions, qui paraissaient être irréconciliables, tellement elles se regardaient en chiens de faïence. Que serions-nous devenus le 11 septembre 2001 lorsque les tours de New York se sont effondrés? Que serait devenu le franc français le soir du référendum négatif sur le traité constitutionnel? Que serait devenu le florin néerlandais au moment où les Néerlandais ont dit non au traité constitutionnel? Que serait devenue la livre irlandaise le jour où l’Irlande a rejeté le traité – modeste, timide, ultra simplifié – de Lisbonne? Où serions-nous sur le continent européen sans les vertus de discipline de la monnaie unique au moment de la crise financière que nous traversons à l’heure où nous sommes? Que serait devenu le franc suisse dans tout cela s’il n’y avait pas eu la sphère stabilisatrice de la monnaie unique européenne. Nous serions plus malheureux, nos économies seraient dans un bien piètre état. Nos marchés de l’emploi seraient dans un état désolant s’il n’y avait pas eu la création de la monnaie unique et s’il n’y avait pas eu dans la génération des hommes et des femmes de guerre ceux qui n’abandonnaient jamais l’idée d’avoir en Europe une monnaie unique, comme mon généreux prédécesseur Pierre Werner, qui fut l’auteur du premier plan, qui portait son nom d’ailleurs, sur la monnaie unique, et dont la fille est ici présente. C’étaient des hommes qui, à une époque où on pensait peu à l’avenir, parce qu’on restait empêtré dans ce qui fut le passé, commençaient déjà à pré-façonner l’Europe, la place de l’Europe dans le monde, la logique européenne qui devrait pouvoir influencer le cours des choses.
Vous vous occupez de l’héritage de Monnet d’une façon scientifique et d’une façon qui ne cesse d’inspirer les jeunes générations qui peuvent trouver en Jean Monnet quelqu’un qui à une époque où cela ne fut pas évident, a su préfigurer les chemins qui mènent vers une Europe davantage intégrée, donc plus pacifique.
Je crois que, oui, l’Europe a une vocation pour elle-même, que, oui, l’Europe – Conseil de l’Europe, Union Européenne, d’autres organisations internationales – a l’ardent devoir de ne pas se concentrer sur elle-même. Je crois que les Européens n’auront pas accompli leur devoir tant que la pauvreté et tant que la famine à travers la planète entière resteront à l’ordre du jour. Nous avons réussi, je ne sais pas qui, mais nous en étions sans doute, à abolir l’esclavage au 19e siècle. Ne faudrait-il pas que nous Européens, riches finalement, riches, très riches, nous nous engagions à éradiquer de la surface de la planète la pauvreté pendant la 1re moitié du 21e siècle? Est-ce que l’Europe a le droit de ne pas regarder les autres? Est-ce que nous sommes un continent autorisé à s’adonner à un réflexe de nombrilisme que les autres parties de la planète n’arriveraient pas à comprendre? Ils n’arrivent pas à comprendre; tant qu’il y a 25.000 enfants qui meurent de faim chaque jour, l’Europe n’est pas arrivée au bout de ses peines. Pour réaliser tout cela, pour faire en sorte que notre intégration devienne irréversible, pour faire en sorte que ceux qui doutent encore un jour puissent franchir le pas pour adhérer d’une façon pleine ou entière ou d’une autre façon, peu importe, à l’Union européenne pour arriver au stade où tout ce que nos pères ont rêvé, pensé et ce que nous avons reçu comme devoir d’héritage de réaliser, jusqu’à ce jour nous aurons besoin de beaucoup de patience et de beaucoup de temps. Il n’y a pas de grandes ambitions qui n’auraient pas besoin de longues distances.
Merci de votre attention.